clipping. – ‘Dead Channel Sky’

clipping. – ‘Dead Channel Sky’

Album / Sub Pop / 14.03.2025
Hip hop electro

En 1996, dans son documentaire magistral The Last Angel of History, le cinéaste anglo-ghanéen John Akomfrah mettait en scène le personnage du Data Thief (voleur de données). Celui-ci y prononçait cette phrase : ‘The line between social reality and science-fiction is an optical illusion’ (La frontière entre la réalité et la science-fiction est une illusion d’optique). Avec ce postulat en tête, il s’embarquait dans une odyssée au croisement du monde physique et virtuel, au cours de laquelle il explorait l’histoire du déracinement culturel africain et ses ramifications dans le courant afrofuturiste et la musique techno, tous deux initiés et approfondis par une vaste constellation d’artistes noirs et afro-américains. Près de trente ans plus tard, clipping, formation hip-hop souvent qualifiée d’expérimentale (encore faudrait-il définir ce terme, tant le genre l’est intrinsèquement), revient sur les traces de cette histoire et se replonge, à travers son cinquième album, dans les méandres digitaux de cette confluence des mondes — historique, technologique, politique et, surtout, sonore.

Ceux qui suivent la discographie de clipping depuis la première heure sauront que ce type d’exploration n’est pas entièrement nouveau chez le trio californien. Si leurs deux précédents albums sous forme de diptyque, There Existed an Addiction to Blood et Visions of Bodies Being Burned, poussaient l’horrorcore à son paroxysme, usant de celui-ci pour aborder des thématiques bien réelles — racisme, violences policières, mémoire du traumatisme — mais aussi l’horreur en tant qu’esthétique, genre et véhicule artistique à part entière, c’est sans doute dans leur deuxième opus, Splendor & Misery, qu’on trouvera la plus claire filiation avec ce nouvel album, Dead Channel Sky. Profondément inspiré par le mouvement afrofuturiste, Splendor & Misery racontait, sous la forme d’un concept album space opera rap/electro/gospel, l’histoire d’un homme coincé dans un vaisseau spatial à la dérive, métaphore évidente d’un esclave à bord d’un navire négrier. Seul rescapé en lutte contre sa solitude et sa folie, l’homme se retrouvait contraint de tisser des liens ambigus avec l’intelligence artificielle aux commandes du vaisseau. Ce voyage sonore bouleversant, qui offrait un regard acéré sur la folie humaine du passé en la juxtaposant astucieusement à celle d’un futur imaginaire, a valu à l’album une nomination aux Hugo Awards, qui récompensent les meilleures œuvres de science-fiction. On pourrait aisément étendre cette nomination à Dead Channel Sky, tant clipping pousse ici les curseurs encore plus loin, avec un album qui réactive un pan majeur de la sci-fi, dont le chemin croise volontiers celui de l’afrofuturisme mais plus rarement celui du hip-hop (on pourrait citer ici Saul Williams ou encore dälek) : le cyberpunk.

Le travail sonore de Jonathan Snipes et William Hutson, aux manettes de la production de clipping depuis plus de quinze ans, a toujours été profondément ancré dans une expérimentation électronique faite de distorsions, d’explorations de l’aléatoire et d’échantillonnage de prises de sons réels. Le virus cyberpunk est déjà là, dès le départ. Ajoutez à ça Daveed Diggs, l’un des rappeurs les plus virtuoses de sa génération, impressionnant autant en termes de technique que d’écriture — véritable machine à flow qu’on peinerait parfois à croire humaine, et pourtant —, et voilà l’une des formations les plus pointues du paysage hip-hop contemporain. Un album (voire un groupe d’albums) de clipping n’est pas qu’une suite de morceaux. Il raconte quelque chose, sert une idée conductrice puissante que tout, du moindre mot au moindre beat à la moindre atmosphère au moindre glitch, vient renforcer et nourrir. Dans le cas de ce nouvel opus, ce fil conducteur tombe à point nommé et vient compléter un corpus musical déjà fortement marqué par ces thématiques. À l’ère de l’omniprésence des réseaux sociaux addictifs et de la post-vérité entretenue par ceux qui les détiennent au service de l’hydre capitaliste et néo-fasciste, l’outil digital est plus que jamais devenu l’un des sièges paradoxaux de la contestation et des contre-cultures. Cyberpunk, donc.

En guise d’introduction, les modulations d’un modem se distordent en un tunnel-vortex qui aspire notre narrateur et sa voix dans le monde parallèle de la toile. Là, de morceau en morceau, au gré de ses explorations, il mettra en scène une galerie de personnages et d’univers qui reflètent étrangement ceux du monde dit ‘réel’, comme une image-miroir faite de 0 et de 1. Dans les tympans, un savant hommage à plusieurs grands courants de la musique électronique. Parmi eux, la légendaire techno de Detroit (on citera notamment le duo Drexciya, auquel clipping s’était déjà référé pour son concept-EP The Deep) — Dominator et Mirrorshades pt. 2 (dont le titre est un clin d’œil évident à la célèbre anthologie de littérature cyberpunk éponyme) en sont les exemples les plus parlants; l’acid house et le big beat des années 90 type Orbital ou Chemical Brothers (Change the Channel, Run It) ; la drum & bass (Ask What Happened, Malleus) ; ou encore les classiques de l’écurie Warp que sont Squarepusher ou Aphex Twin (les morceaux Mood Organ et Dodger, tout particulièrement). Sans oublier les recoins plus bruitistes de l’electronica et de la musique concrète auxquels clipping sont habitués: Go, Polaroids, Madcap, ainsi que les nombreux interludes expérimentaux conçus en collaboration avec le collectif de musique assistée par ordinateur Bitpanic (à noter que ceux-ci sont absents de l’édition vinyle, comme pour tous les albums de clipping).

Portés par cette bande-son, on croise au fil de la plume et de la langue acérées de Daveed Diggs des cyberdealers (Keep Pushing), des chevaliers RPG autoproclamés (Welcome Home Warrior, feat. le prodige du verbe Aesop Rock), des clubbers en verres miroirs, une techno-arnaqueuse badass (Scams, feat. Tia Nomore), des hackers et autres archéologues d’un monde analogique défunt. À travers eux se dessine une critique acerbe des monopoles et de la marchandisation des technologies qui accompagne celle de la Terre et des corps de chair. Comme Morpheus dans la Matrice, notre guide le Data Thief (dont la voix est d’ailleurs samplée dans le morceau Code) nous enjoint de le suivre, de se fondre avec lui dans les méandres virtuels pour infiltrer et mieux comprendre les racines du mal. De devenir le virus, le bug, la petite bête qui sapera de l’intérieur les ramifications pourries d’un monde digital qui, mis entre de mauvaises mains, menace de mener le monde réel à sa perte. Car oui, après écoute de cet album remarquable, difficile de croire que la science-fiction n’est, en réalité, qu’une simple illusion.

VIDEO
ECOUTE INTEGRALE

A ECOUTER EN PRIORITE
Change the Channel, Run It, Code, Dodger, Mirrorshades pt. 2, Ask What Happened

EN CONCERT

Tags:
,
Pas de commentaire

Poster un commentaire